samedi 5 septembre 2015

L'art de C215 [3/3]

Je poursuis ma réflexion sur le pochoir et peut-être le pochoiriste le plus connu, du moins le mieux coté, C215. Dans le billet précédent, j'ai tenté de cerner ce qui distingue C215 des autres pochoiristes. Dans ce court post, en m'appuyant sur l'analyse d'une œuvre, je souhaite éclairer l'engagement militant de C215.

L'engagement militant de C215 ne va pas de soi. Si on regarde les centaines de pochoirs qu'il a peints, on est plutôt frappé par la variété des sujets. Un véritable inventaire à la Prévert. On y trouve des chats, des oiseaux, des visages de femmes, des portraits de personnalités connues, d'autres moins connues, d'autres pas connues du tout. Bref, des sujets "jolis", d'autres plus graves (souvenons-nous de ce pochoir sur toile représentant un SDF). Inutile de chercher un fil d'Ariane, un lien thématique entre toutes les œuvres, il n'y en a pas.

Par contre, je me souviens de sa courageuse initiative lors du massacre de janvier (il a donné des centaines de pochoirs Je suis Charlie) et je sais qu'il fait de nombreux pochoirs au Rwanda pour qu'on n'oublie pas le génocide.

Pour y voir plus clair, je vous propose d'analyser une œuvre majeure dans sa production : la boîte aux lettres située à l'entrée de son exposition à la mairie du 13e arrondissement. On sait l'importance de la disposition des œuvres dans une exposition. La grande boîte aux lettres était située sur le palier du premier étage et le pochoir peint sur la partie frontale a servi à faire la couverture du catalogue (enfin, pas tout à fait, c'est un autre pochoir qui a été utilisé mais le sujet central, un jeune tirailleur sénégalais, est le même). Des indices qui montrent l'importance que C215 a accordée à cette boîte aux lettres.

Sur les quatre côtes de la boîte à lettres, trois sont recouverts de pochoirs différents. Il s'agit d'un triptyque dédié aux tirailleurs sénégalais.



La partie frontale représente un jeune tirailleur qui esquisse un sourire. Des libertés ont été prises avec les uniformes mais ce n'est pas mon propos. Ce que j'ai appelé le décor dans un post précédent joue, sur le plan graphique, un grand rôle. Il distingue ce pochoir d'autres pochoirs représentant le même jeune soldat faits auparavant par C215 sur d'autres boîtes aux lettres (des petites, des grandes... des dizaines d'autres).

    



À droite du sujet central, un pochoir représente un autre tirailleur sénégalais, plus âgé. Le décor est moins travaillé (un peu comme les faces B de nos anciens microsillons !). À vrai dire, c'est le côté gauche qui m'intéresse. Je doute qu'il s'agisse d'un pochoir. Que voit-on ? Comme en ombre chinoise, en contre-jour, on voit distinctement un tirailleur sénégalais qui tend le bras dans un geste de supplication. On peut faire l'hypothèse que, blessé, il appelle à l'aide. Désespérément. À côté de lui, une masse sombre pourrait représenter des soldats morts ou blessés. Les soldats indifférenciés, alors que les deux faces de la boîte aux lettres représentent deux visages de soldats ayant existé (nous savons que C215 réalise ses pochoirs en partant de photographies), sont peints en noir et cette surface est striée de lignes de couleurs vives (des bleues, des rouges, des jaunes, des verts). Alors que le "décor" est très majoritairement extérieur au pochoir, les lignes claires sont internes à la surface noire. Elles figurent certainement la mitraille, les balles, les éclats d'obus, les shrapnels ; ce qui fauche les soldats. Au-dessus de cette ensemble, deux lignes claires, bleue et rouge, forment comme une auréole (cela n'est pas sans évoquer les couleurs du drapeau français). La scène est surmontée d'une courte phrase : À ses enfants, la patrie reconnaissante. Le décalage avec la devise gravée au fronton du Panthéon est évident : les grands hommes ont été remplacés par nos enfants. La République reconnaît les tirailleurs sénégalais comme ses enfants et la boîte aux lettres est un panthéon.

La boîte aux lettres est un monument dressé en l'honneur des tirailleurs sénégalais morts pour la France lors de la Première Guerre mondiale. Un monument aux morts. Titrer Douce France un monument funéraire est ironique. Devant la vigueur de la charge, j'ai interrogé C215 sur la signification de son œuvre. Il a confirmé cette interprétation.

Comment expliquer la violence de la charge ? Que peut-on reprocher à la France au sujet de l'engagement des tirailleurs sénégalais en 14-18 ? Ont-ils été utilisés comme de "la chair à canon" par leurs officiers ? Il semble que non. Ils ont combattu comme les autres Français dans les conditions que l'on sait, souffrant du froid et mourant par milliers de maladies liées aux conditions du combat. Il semble me souvenir qu'en proportion, ce sont les Bretons qui ont le plus versé leur sang dans cette "boucherie héroïque". Ont-ils été "maltraités" par l'État après la guerre ? Il semble que non. Les pensions ont été versées et les blessés secourus. Ont-ils été ségrégés ? Il semble que non. Les témoignages montrent plutôt la sympathie qu'ils ont inspirée dans la population.

Le fameux tirailleur sénégalais de la boîte de Banania, à mon sens, est à interpréter plutôt comme un signe de sympathie que comme une marque de racisme (à condition de se remettre dans l'esprit du temps).

Ce qui est vrai, c'est que bien peu de monuments aux morts représentent des soldats noirs. Ce qui est également vrai, c'est que le sacrifice des soldats noirs, en 1914-1918, n'a pas fait avancer la cause des indépendances africaines.

Le procès de C215 peut sembler pour le moins excessif. Les artistes de street art ne sont pas des historiens et rien ne dit qu'ils soient mieux informés que nous. C215 réagit comme beaucoup de Français : il est contre la guerre, pour la paix, contre le racisme, pour la protection de l'environnement, etc. Cette nouvelle doxa ne s'encombre pas de vérité scientifique et C215 traduit des idées largement répandues dans la population. Il témoigne du génocide au Rwanda : c'est bien. S'interroge-t-il sur les responsabilités de la France dans cette guerre ? Comme des millions de Français, il a défilé pour la liberté d'expression le 11 janvier. Il a les idées majoritaires des Français, ce qui explique aussi son succès.

Dans ses nombreuses interviews, C215 revendique cette position. Il est un Français moyen qui partage les idées de ceux-ci. Il n'a pas la prétention de détenir "la vérité" ; il réagit avec ses tripes, ses émotions. Artiste engagé ? Je préfère : "citoyen engagé". Comme des millions d'autres.
Richard

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