mercredi 22 avril 2015

Sous les Buttes-Chaumont

Comme tous les gosses, j'ai [Richard] adoré l'interdit.
À Villeparisis, où je suis né, il y avait deux endroits dangereux pour les enfants : le canal de l'Ourcq et les galeries d'une gigantesque mine de gypse qui existe encore de nos jours. Bien sûr, moi et mes "copains", dès que nos parents lâchaient un peu la bride, nous hantions ces lieux, tous deux fort mystérieux, interdits et... théâtre de nos exploits.

Mon problème, c'est que ce goût des lieux interdits ne m'a pas quitté six décennies plus tard et qu'armé de mon seul appareil photo, j'aime pénétrer dans ces espaces interdits au public mais pas aux curieux.

Dans notre quartier, que j'aime appeler "Ourcq", quoique cela ne soit pas le nom de son identité administrative, tellement l'incidence du canal de l'Ourcq est grande non seulement sur sa géographie mais aussi sur la sociologie et l'urbanisation de cette partie de notre arrondissement, nous sommes tous concernés par la Petite Ceinture. Cette ancienne ligne de chemin de fer qui à l'origine reliait les grandes gares parisiennes est à la recherche d'un avenir. Nous avons, dans nos colonnes, fréquemment évoqué les divers projets de la Mairie de Paris et de Réseau ferré de France. Il est vrai que les projets se succèdent depuis de longues années et que seules quelques portions ont été aménagées. Pour ce qui nous concerne, la Petite Ceinture est un immense terrain vague qui rappelle les "fortifs", et qui, comme elles, ayant un statut provisoire, est un espace de liberté.



Je vous invite à une balade sous les Buttes-Chaumont. Un conseil pourtant : c'est certes un lieu de liberté mais c'est aussi un lieu de non-droit. Vaste espace intra-muros non régi par le droit, la Petite Ceinture, est non pas habitée mais fréquentée. Le jour, par des gens comme moi qui ont des problèmes avec les barrières, comment les nommer, des "curieux", des amateurs de photographie qui recherchent des lieux haut perchés, des jeunes gens qui font ce que font tous les jeunes gens... des bêtises, des apprentis street artists aussi. Sous les ponts vit une population qui se cache, abritée de la pluie et du froid par une bâche tendue, quelques tôles. Des hommes surtout qui viennent d'ailleurs. Ils ont peur de la police et de nous. Alors, ils ont des chiens pour les défendre des importuns et des agressions d'encore plus pauvres qu'eux. Difficile dans ces conditions d'engager la conversation : il vaut mieux passer son chemin, loin du campement et des chiens, de bien montrer son appareil photo qui se balance sur notre poitrine, de faire comme si on n'avait rien vu.

Sous les ponts, dans l'entrelacs des structures métalliques de la seconde moitié du XIXe siècle triomphant, des tags par milliers, "des essais" de fresques, dessinent un monde souterrain que nous ignorons. Je crois, comme Baudelaire que la beauté a à voir avec le mystère et le mystère avec la peur. Rien dans ce monde n'a de la valeur, au sens marchand, mais ces "paysages" interdits ont la splendeur de l'éphémère. En les voyant, nous savons que bientôt, la ville, la société et ses lois, régiront de nouveau le désordre. Un ordre nouveau naîtra certes, un espace civilisé, contrôlé, organisé et la Petite Ceinture sous les Buttes-Chaumont ira rejoindre les poubelles de l'histoire.

Et les "sans-dents", les "sans-papiers", les "sans-le-sou" où iront-ils ? Dans d'autres non-lieux, dans des trous encore plus profonds, dans d'autres pays pour se glisser dans le désordre des sociétés établies, ailleurs. Ils seront comme aujourd'hui les invisibles qui vivent de nos déchets, habitent nos endroits désertés, cachés, car ces dépotoirs sont encore préférables à ce qu'ils ont quitté sans espoir de retour.

Une promenade, je le concède qui est loin d'être bucolique, mais je ne résiste pas à cette beauté ambiguë, à ces décors affreux où des drames humains qui s'y nouent, à cette présence fugace d'un temps presque achevé.

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